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Un «coup
de poing» publi-citaire
Sans
Clabecq et les fameux coups de poing, y aurait-il eu Alain
Zenner en politique ?
Mes yeux pochés m’ont en effet valu une large vague de sympathie.
Je l'ai raconté dans mon livre sur la saga des Forges, un moment très
difficile de ma carrière. Cet épisode m’a par exemple permis
d’être, sans campagne, le premier élu au bureau du PRL en
1997, après la réélection de Louis Michel à la
tête du parti. Mais mon intérêt pour la politique était
né bien avant…
N’empêche,
ce contact physique entre un travailleur défendant son
emploi et un grand bourgeois gantois francophone a marqué l’opinion…
L'image est caricaturale : les Gantois francophones n’étaient
pas tous de grands bourgeois ! Nous vivions modestement, comme la plupart des
gens d’ailleurs à l’époque, sur un seul salaire,
sans chauffage central, sans télévision, sans vacances exotiques… Chaque
sou était compté, chez nous. En revanche, mes parents consacraient
beaucoup de temps à notre éducation, avec en priorité le
souci de nous inculquer un sens des valeurs : la famille, le travail, la vérité,
la simplicité…
Votre
mère se consacrait à ses enfants. Et votre père
?
Mon père était magistrat. Il aurait aimé rester avocat,
comme l’avait été mon grand-père, mais la guerre
l’en avait empêché. C’était un homme modeste,
qui n’était pas prêt à se mettre bien en cour en
sacrifiant ses convictions pour briguer de l’avancement. Mais c’était
un homme juste, et je me souviens combien, lorsqu’il était juge
d’instruction, il avait de scrupules avant d’envoyer quelqu’un
en prison.
Une enfance gantoise
Gand était
tout de même un bouillon de culture francophone ?
Evidemment ! Je garde précieusement parmi mes livres de chevet les mémoires
qui en ressuscitent l’histoire au siècle dernier : Les Bulles
bleues de Maurice Maeterlinck, Une enfance gantoise de Suzanne
Lilar, Mademoiselle d’autrefois de Charles d’Ydewalle, Nous,
les petits de Claire de Visscher, Gand de ma jeunesse de Pierre
Bondue. Autant d’odes qui témoignent de l’âme et de
l’esprit de la cité où bouillonnait la culture francophone.
Je
ne vous ai jamais vu sans un livre à portée de
main. Quand vous en évoquez un qui vous a marqué,
vous l'achetez par paquets et vous les offrez volontiers. Vous
adorez les lettres ?
Oui, et ceci aussi, je le dois à ma famille. Mon père se passionnait
pour les débats d’idées. Il aimait à recevoir régulièrement
ses amis et de nouveaux venus à la maison, à discuter autour
du feu. Leurs échanges étaient nourris par les écrits
de philosophes d’avant-garde, comme Teilhard de Chardin. A treize ans,
j’eus l’occasion de rencontrer Henri Guillemin aux Amitiés
françaises. Sorti passionné de son exposé, je me
suis mis à suivre régulièrement les conférences
de ce foyer littéraire, ce qui m'a valu plus tard d’être
engagé, parallèlement à mes études, comme chroniqueur à La
Métropole, l’un des deux journaux locaux avec La Flandre
Libérale. A l’époque, Gand était encore une
ville de province, mais la vie culturelle y connaissait un large essor, tant
en néerlandais qu’en français, d'ailleurs.
Les
clivages actuels entre Nord et Sud du Pays n’existaient
pas encore ?
C'est plus compliqué que cela. Comme beaucoup d’autres, ma famille
a des racines de part et d'autre de la frontière linguistique. Les francophones
gantois n’étaient pas tous des oppresseurs du peuple flamand.
C’est ainsi que, avocat soucieux de participer au mouvement d’émancipation
sociale, mon grand-père paternel fut parmi les premiers animateurs de
la Conférence flamande du jeune barreau. Les lectures se faisaient dans
les deux langues. Nous nous sentions aussi Wallons que Flamands.
Comment
vivez-vous alors aujourd’hui les conflits communautaires
qui, à la veille d’une année électorale,
se sont ranimés une nouvelle fois ?
Soyons clairs : les enjeux sont essentiellement financiers.
Les Flamands ont oublié ce que Bruxellois et Wallons leur ont apporté dans le
passé, et ceux-ci ne le font pas assez valoir. Ils reprochent à un
gauchisme dépassé de s’arc-bouter sur des compétences
fédérales pour faire obstacle à des avancées à leurs
yeux essentielles dans des domaines comme la sécurité, la maîtrise
de certaines dépenses publiques, le développement économique.
J’espère que les francophones ne tendront plus la sébile
au détriment des principes. J’aimerais qu’ils aient plus
de fierté, quitte à en payer le prix. Face aux revendications
flamandes, mettons-nous en position de force pour faire valoir notre propre
cahier de charges. Nous pourrons alors discuter d’égal à égal,
et nous retrouver finalement plus unis.
Vous
avez été élève à Sainte-Barbe,
ce fameux collège des Jésuites ? Une expérience
douloureuse ?
Pas du tout. Je suis resté très reconnaissant de l’enseignement
qui m’y a été dispensé. Il était bien moins étriqué qu’on
ne le présente de nos jours. Je dois notamment aux Jésuites de
m’avoir appris les vertus du libre examen, de ne pas soumettre la pensée à une
autorité extérieure, de n’accepter pour vrai que ce que
l’on reconnaît comme tel par raison ou expérience propre
: la recherche personnelle de la vérité, au-delà de tout
dogme.
Un
grand-père avocat, un père magistrat, votre carrière était
toute tracée ?
J’ai eu la chance d’apprendre le droit en m’amusant. A dix
ans, j'étais fasciné par la vieille machine à écrire
Remington de mon grand-père. C'est difficile aujourd'hui de comprendre
ce que représentait cet outil. Bref, je m’en étais fait
offrir une par Saint-Nicolas. Trois ans plus tard, comme je me débrouillais
assez bien et qu’il voulait me distraire, mon père me proposa
pendant les vacances de Pâques de retranscrire l’un ou l’autre
de ses jugements. Et j'ai pris le pli de cette manière. Dans une atmosphère
de grande proximité entre père et fils. Tant que je suis resté sous
le toit familial, je lui ai servi de secrétaire. Vers quinze ans – la
photocopieuse n’existait pas encore – j'ai aussi transcrit un manuel
consacré aux faillites et aux concordats.
Un
travail qui vous a servi quelques fois depuis…
En effet. J’ai appris de la sorte, sur le tas, les grands principes du
droit. Je me suis passionné pour le raisonnement juridique et la philosophie.
Et, c'est vrai qu'en entrant à l’Université, j’étais
déjà familier de l’essentiel des notions juridiques. Mes
professeurs imaginaient que je deviendrais à mon tour magistrat. Mais
mon père, qui continuait bénévolement à assister
quotidiennement des indigents, m’avait inculqué la beauté de
la profession d’avocat. Une profession que la guerre et ses misères
l’avaient empêché de poursuivre. Je me sentais donc appelé par
le barreau…
Et
la politique ?
Il y avait à Gand quelques grandes figures de la vie politique de l’époque.
Mon père les côtoyait, lié à eux par son goût
du débat, sinon par des affinités plus proches. Théo Lefèvre,
qui fut le dernier premier ministre à résider effectivement au
Lambermont, entre 1961 et 1965, était son ami. Je jouais avec ses enfants
en vacances à Duinbergen, où je me souviens l’avoir vu
rédiger sa déclaration gouvernementale. Nous y avions le président
du Sénat Paul Struye pour voisin, à la villa Saint-Yves. Je me
rappelle que mon père portait aussi une grande estime à Jean
Van Houtte, premier ministre en 1950, puis ministre des Finances. A une époque
où le rôle linguistique ne limitait pas le champ d’action
des grands professeurs, il enseignait le droit fiscal simultanément à Gand
et à Liège. Je l'ai eu plus tard comme professeur.
Et
puis, il y avait d’autres membres du corps académique
qui étaient eux aussi engagés dans la vie politique.
Je pense à Pieter Lambrechts, qui enseignait l'histoire
en première candidature. Lorsqu’il fut coopté au
Sénat, le 12 mai 1965, je suis allé assister à sa
prestation de serment.
Au
reste, il y a sans doute une part d’atavisme : en parcourant
il y a quelques années une publication de la ville de
Gand, j'ai découvert que mon arrière-grand-père
y avait été conseiller communal. Puis que mon grand-père
avait été conseiller provincial. C'est peut-être
d’eux que m'est venu le goût de la politique.
L'aventure américaine… et parisienne
Vous
terminez vos études, mais une fois votre doctorat en
mains, vous partez pour les États-Unis… pour les
reprendre ?
J'avais
soif de découvrir le monde, et j'avais eu la chance d’obtenir
une bourse d’études. En 1968 je me suis retrouvé à l’université de
Princeton, pour un programme préparatoire en sciences politiques,
puis à celle de Chicago, pour une maîtrise en droit
comparé. J'ai découvert un système d’enseignement
fondamentalement différent du nôtre, avec une discipline
de travail bien plus astreignante mais tellement plus stimulante.
En
quoi était-ce si différent ?
Il
n’y avait pas de cours magistraux. La classe était
consacrée à des échanges de vues critiques
sur l’application des principes, que l’étudiant était
censé avoir préalablement assimilés par l’étude
des traités. On étudiait des cas concrets, exposés
dans des répertoires de jurisprudence. Ce qui était
récompensé, c’était l’intelligence
plus que le bachotage, la créativité, plus que l’ânonnement.
Pour moi, c'était la découverte d’un monde
différent : une vie nouvelle commençait, ouverte
sur le monde.
Vous
vous êtes ensuite installé à Paris pour
commencer votre carrière professionnelle ?
Oui,
cette ouverture au monde, je souhaitais la poursuivre. Mais je
tenais aussi à rester baigné dans la culture européenne.
D’où ma décision d’accepter l’offre
d’un cabinet international créé à Paris
par Maître Samuel Pisar. J’y ai passé trois
années passionnantes.
Maître
Pisar était, dans tous les sens du terme, un homme exceptionnel.
Né à Bialystok, en Pologne, il avait été déporté à Auschwitz à douze
ans. Il était resté dans les camps jusqu’à la
libération, quatre ans plus tard. Recueilli par un oncle
demeurant en Australie, et partant, citoyen britannique, il avait
poursuivi ses études de droit à Cambridge et Harvard.
Il avait ensuite été nommé juriste à l’ONU
et à l’Unesco, avant de rejoindre l’équipe
de conseillers du Président John Kennedy et de se voir
octroyer la nationalité américaine par acte spécial
du Congrès. Après l’assassinat du président,
il avait ouvert son cabinet dans le but de développer
les relations entre l’Est et l’Ouest. Une manière
de mettre en œuvre les principes qu’il avait défendus
dans sa thèse d’agrégation, Coexistence
and commerce. A l’époque de la guerre froide,
son idée était que le meilleur vecteur de la paix
résidait dans le développement des échanges économiques.
Lorsque
je l'ai rejoint en 1969, il ne se consacrait pas encore exclusivement
aux relations commerciales avec les pays de l’autre côté du
rideau de fer, qui démarraient à peine. Il représentait
en fait deux cabinets américains, l’un établi à Beverley
Hills, orienté sur les arts de la scène et les
medias, et l’autre à Wall Street, orienté sur
l’économie et la finance. Il travaillait à la
fois dans le show business et dans le corporate
and finance.
Dans Le
sang de l’espoir, le livre qu’il a consacré à sa
vie, il évoque une clientèle colorée,
faite de vedettes ou de grandes multinationales. L’expérience
a dû être passionnante ?
Oui,
j'ai été appelé d'emblée à traiter,
avec une très grande liberté de travail, les dossiers
envoyés par le cabinet de Wall Street. C'est ce qui est à la
base de ma spécialisation ultérieure en droit économique
et financier. Mais l’équipe était petite. Il
est donc arrivé que je doive aussi assister des vedettes
du cinéma
ou du théâtre.
Vous
pouvez donner quelques exemples sans trahir le secret professionnel
?
Bien
sûr. Je me souviens de mon premier dossier : une Porsche
avait été volée et il fallait résoudre
un problème technique pour obtenir l’intervention
de l’assureur. Il s'agissait du journaliste Pierre Salinger,
qui avait été attaché de presse de Kennedy
avant de devenir sénateur de Californie puis expert pour
Europe I. Je me souviens encore de la fierté candide avec
laquelle je lui ai personnellement tendu le chèque après
avoir débrouillé le litige ! Il a été sensible à mon
ardeur à le défendre, et m’a confié d’autres
dossiers par la suite.
Vous
vous êtes aussi occupé de la garde-robe de Ginger
Rogers et des bijoux d’Elizabeth Taylor !
D'une
certaine manière ! Ginger Rogers, la partenaire de Fred
Astaire à la danse, se trouvait en bute à des tracasseries
administratives : en déplacement à Paris, elle avait
emmené sa garde robe de quelque trois cents pièces,
mais les douanes françaises n’acceptaient pas d’y
voir une importation temporaire ! Dans ce cadre, j'ai aussi participé à la
négociation d’un régime spécial pour
les artistes. Elizabeth Taylor en fut une des premières
bénéficiaires : un statut d’entrepôt
sous douane put être obtenu pour le coffre de la banque monégasque
où était déposé le plus gros diamant
du monde, un cadeau de son mari Richard Burton. Lorsque l’actrice
le portait en collier au bal de la princesse Grace, un agent des
douanes l’accompagnait pour le sortir du coffre avant la
soirée et l’y redéposer à sa fin, et
il ne quittait pas l’actrice entre-temps pour éviter
toute substitution ! Un avocat du cabinet accompagnait l’agent
et l’actrice.
Une dactylo de rêve...
Et
puis, vous avez eu une dactylo célèbre...
C'est
un autre souvenir amusant. C'était un vendredi soir. Catherine
Deneuve voulait conclure rapidement un bail, mais son avocate appelée
en urgence avait déjà quitté le bureau. Pisar
me prie d’y aller à sa place. J'arrive avenue Georges
Mandel. C'est Marcello Mastroianni lui-même qui m'ouvre la
porte. Nous mettons au point avec les propriétaires les
conditions de la location et je suggère à Mlle Deneuve
un rendez-vous avec son avocate le lundi matin au cabinet pour
la rédaction du contrat. Vous n’y pensez pas,
me dit elle. Pendant tout le week-end, les propriétaires
raconteront à leurs amis qui est leur nouvelle locataire,
et ils suggéreront certainement que le loyer est trop faible.
Il faut signer tout de suite. Vous n’avez pas de secrétaire
? Qu’à cela ne tienne. Dictez-moi le texte. Et
voila Catherine Deneuve dactylographiant le bail sous ma dictée
! Ca ne s'oublie pas.
Par
ailleurs, le cabinet travaillait aussi pour d’autres stars
de l’époque, comme Yul Brynner, Ava Gardner, Roger
Vadim, Jane Fonda… Même si mes interventions pour
ces vedettes n’étaient qu’occasionnelles et
secondaires, l’apprentissage qu’elles apportaient était
très vivace. Et puis, j'ai encore eu la chance de me faire
de nombreux amis parisiens, parmi lesquels Anne Sinclair, qui
terminait ses études de sciences politiques. Je garde
donc un très bon souvenir de cette époque.
Pisar,
c’est aussi la politique ?
C’est
d’abord la géopolitique. La publication d’une
nouvelle thèse sur les relations Est-Ouest à l’université de
Paris, sous la direction du professeur David, jette sur lui les
feux des projecteurs. Elle est traduite en deux parties, les Armes
de la Paix et Coexistence entre Est et Ouest, préfacées
l’une par Valéry Giscard d’Estaing et l’autre
par Jean-Jacques Servan-Schreiber. Pisar est en contact suivi avec
Henry Kissinger et Zbigniew Brzezinski, anciens secrétaires
d’État et conseiller de politique étrangère
des présidents Nixon et Carter, qu’il a rencontrés à Harvard.
J’ai eu la chance de croiser tous ces grands hommes. Comme
je l’assistais dans ses recherches, et parfois dans ses conversations,
il m’invitait à l’accompagner à diverses
occasions. Il m'avait notamment chargé, au lendemain de
la levée de la convertibilité de l’or, de préparer
son audition par une commission du Sénat américain,
où je l’ai accompagné. J'ai donc été amené à m’intéresser
de près, à la fin des golden sixties, à l’évolution
de l’économie internationale et aux causes de la crise
qui s’annonçait et qui devait exploser en 1973. J'ai
participé aux débats sur les dispositions à prendre
pour y faire face et j'ai pu mesurer sur le terrain l’impact
du politique…
Mais
vous êtes à Paris à l'époque. Avec
un regard intéressé sur la politique de ce grand
pays ?
Oui,
bien sûr, la politique française, en plein bouillonnement
après la mort de de Gaulle, me passionnait aussi. Chaban-Delmas,
premier ministre de Pompidou, cherchait à lancer une «troisième
voie», avec Jacques Delors comme directeur de cabinet. JJSS – Jean-Jacques
Servan-Schreiber – jouit alors d'une réputation exceptionnelle.
Il vient de publier le Défi américain et
il dirige L’Express. Il devient Secrétaire
général des radicaux. A la sortie du film Zorba
le Grec, les étudiants parisiens lui demandent de les
soutenir dans leurs démarches pour obtenir la libération
de Mikis Theodorakis, emprisonné par les colonels grecs.
Celui-ci a pour avocat Pisar, de sorte que JJSS se tourne vers
lui. Ils partent ensemble un week-end pour l’île de
Skorpios, résidence de l'armateur Aristote Onassis qui vient
d’épouser Jackie Kennedy. Pisar la connaît bien.
Coup de chance, et de talent : ils en reviendront avec le musicien.
Des liens d’amitié s’étant noués
entre les deux hommes, Pisar prêtera main forte à JJSS
pour sa première campagne électorale, à Nancy,
quelques mois plus tard. Je serai aux premières loges pour
assister à l'organisation des élections.
Et
cela vous tente ?
Non,
je me passionne à suivre le débat politique et à en
situer les enjeux, mais je n'y songe pas pour moi-même. J’entends
pratiquer comme avocat, mais comme le barreau français n’accueille
pas d’étrangers en son sein à l’époque,
je ne peux le faire qu’à Bruxelles.
Premiers pas au barreau…
Vous rentrez au pays, et vous êtes
stagiaire du Bâtonnier van Ryn avant de démarrer à votre
propre compte ?
Pour moi, c'est le temps du service militaire.
Je suis candidat officier de réserve à la Force aérienne,
et j'ai la chance de disposer d’une grande marge de liberté.
Je la consacre au stage à Bruxelles en semaine et au cabinet
parisien pendant des week-ends prolongés. Le Bâtonnier
Van Ryn a, lui aussi, des convictions politiques : il est le fondateur
du Rassemblement pour le Droit et la Liberté, un mouvement
créé en 1963 par trois cents professeurs d’uni-
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versité, à la
suite du vote des premières lois linguistiques, avec l’objectif
de promouvoir la lutte contre l’intolérance. En 1971,
lors des premières élections organisées pour
désigner les membres du Conseil d’agglomération
de Bruxelles (la préfiguration du Parlement régional
bruxellois), sa liste, soutenue par Paul-Henri Spaak, a obtenu la
majorité absolue. Mais il se consacre essentiellement à l’enseignement
et au barreau, et je trouverai chez lui les rudiments de ce métier.
Indépendant de nature, j’ai évidemment envie
de voler de mes propres ailes. D’où mon installation,
avec un ami curateur, et l’ouverture de mon propre cabinet
en septembre 1973.
Très vite l’on vous
reconnaît comme spécialiste des domaines économique
et financier ?
Dès le début de mon stage, j’ai consacré du
temps à l'étude du droit financier. J'ai notamment
publié la première étude parue en Belgique sur
la responsabilité du banquier dans la distribution du crédit.
J'ai bénéficié du soutien du Professeur Charley
del Marmol, qui dirigeait la Revue de la Banque. Il prenait
la peine de corriger mon travail au crayon rouge. Il m’a fait
nommer chercheur au Centre d’études de droit comparé.
Et puis, il y a votre spécialisation
dans les entreprises en perdition ?
Oui, je me suis intéressé aux entreprises
en difficulté. A Paris je m’étais déjà occupé de
cessions et d’acquisitions d’entreprises. La réorganisation
de celles-ci en était le prolongement naturel. D’où mon
intérêt pour la matière des faillites et des
concordats, que j’ai par ailleurs enseignée à l’ULB.
J’ai rencontré Jean-Louis Duplat qui était à l’époque
substitut du procureur du Roi et chef de la section financière
du parquet. C'était à l’occasion du premier méga-procès
contre des dirigeants d’entreprise à la suite d’une
faillite retentissante. Lorsqu’il a été nommé,
un peu plus tard, président du tribunal de commerce de Bruxelles,
il m'a désigné comme curateur, une fonction que j’ai
accomplie pendant cinq ans avant de me consacrer exclusivement à ma
clientèle. Je cite ces mentors, parce que je voudrais témoigner
ici de la reconnaissance que je leur dois.
… et en politique
On est au milieu des années
'80. C'est l'époque de vos premiers pas dans le monde politique
?
L’occasion m’a été donnée de m’en rapprocher
lorsque Arnaud Decléty, un industriel du Tournaisis, a été nommé ministre
de l’Économie Wallonne fin 1985. Il m’a désigné comme
chef de cabinet adjoint. Pendant deux ans je me suis consacré à l’initiative
industrielle publique, à l’expansion économique, à la
recherche d’investissements étrangers, à la politique de
l’énergie et à la réorganisation de certaines grandes
entreprises wallonnes…
Une activité de ce type ne
vous permettait pas d'exercer comme avocat ?
En effet, mais après ces deux années sabbatiques j’ai repris
mon cabinet, tout en continuant à suivre l’actualité politique
de plus près. Invité par Henri Simonet à figurer, à une
place non éligible, sur la liste PRL pour la Chambre aux élections
du 13 décembre 1987, je me suis battu pour faire un score honorable.
J'ai récolté plus de 800 voix, et je me suis retrouvé d’office
membre du comité directeur. Hervé Hasquin, qui venait d’être élu
sénateur, m’a alors proposé de constituer avec lui un groupe
de réflexion bruxellois, Perspectives libérales, et j’ai
beaucoup apprécié cette collaboration. Lors des élections
communales de septembre 1988, j’ai réalisé, à la
dix-neuvième place, le premier score des nouveaux venus. A ce titre
je me suis vu octroyer la cinquième suppléance aux élections
qui ont suivi la création de la Région de Bruxelles-Capitale,
en 1989, et j’ai été appelé à siéger
en 1991.
Cherche technicien pour double temps plein
A ce stade, c’est le technicien
qui émerge, plus que le politique ?
Oui, le travail qui m’était demandé par
le groupe parlementaire était plutôt technique : je
planchais sur les dossiers économiques et budgétaires,
j’assurais le rapport de diverses commissions débattant
de questions juridiques délicates. Je me suis évertué à servir
ma formation politique, avec méthode et détermination,
comme je servais mes clients. En même temps, je poursuivais
d’ailleurs mon activité au barreau. Deux temps plein,
en quelque sorte : un travail lourd mais qui m'a toujours permis
de garder le contact avec la vie réelle, tout en travaillant
au niveau politique.
On arrive à l'époque
de la faillite des Forges de Clabecq, avec à la clé,
une «certaine» notoriété…
J’ai donné ma vision de ce dossier, en réaction à celle
de Roberto D’Orazio, dans le livre que j’y ai consacré. Je
n’ai rien à y ajouter…
D'Orazio, blanchi... mais sanctionné
Tout de même : entre-temps
il y a eu le procès des «13 de Clabecq», qui
a acquitté D’Orazio ?
A sa sortie triomphale du Palais, devant un millier de ses
supporters, D’Orazio et les siens ont clamé : Tous
acquittés… sauf sur quelques petites virgules.
La presse s’en est tenue à cette version, en oubliant
même les «virgules»… Mais il serait faux
de croire que D’Orazio ait été blanchi ! La cour
a évidemment retenu les infractions dépassant le cadre
de l’action syndicale, et notamment celles dont il s'était
personnellement rendu coupable. Il a donc été triplement
sanctionné : pour outrage à un commissaire de police,
lors de la «descente» de la délégation
sur le commissariat de Tubize le jour de l'aveu de la faillite, pour
menaces à l'égard de curateurs, d'un juge commissaire
et de leurs enfants lors de la ratonnade du 7 février à Ittre,
et enfin pour la rixe avec un automobiliste Avenue Louise. Tout cela
n'avait évidemment rien à voir avec la défense
des intérêts des travailleurs. Comme tout primo-délinquant,
D’Orazio a cependant bénéficié de la suspension
du prononcé de la peine. Mais il a été condamné à me
verser l'euro symbolique que j'avais demandé à titre
de réparation.
A la Haute assemblée…
Après Clabecq, il y a le Sénat.
Vous entrez au plein sens du terme dans votre carrière politique
?
Louis Michel m’a demandé de l’aider à établir
le programme économique du parti, axé sur le redressement de
la Wallonie. Et, pendant l’hiver 1998-1999, je l’ai accompagné dans
une tournée des fédérations pour exposer ce programme
et en débattre publiquement. Je me suis aussi investi à ses côtés
pour la campagne électorale. Il m’avait proposé de poursuivre
ce travail au Sénat, et j’y suis entré après les élections
de juin 1999.
On vous y a vu très actif
dans le dossier de l’euthanasie, avec le souci de concilier
les points de vue ?
Dans un dossier aussi délicat, qui touche à la
vie et à la mort, j’ai toujours pensé qu’il
fallait rechercher le consensus le plus large possible. C’est
ce qui m’a amené dans un premier temps à m’associer à l’opposition
pour demander des auditions, de manière à ouvrir un
large débat ; avec celle d’Armand De Decker, ma voix
a été déterminante. Puis, dans un deuxième
temps, je me suis efforcé de rédiger un projet alternatif,
de manière à rapprocher les points de vue. Au bout
du compte, grâce à l’adoption d’une série
d’amendements, un très large accord a été trouvé pour
soutenir un texte commun qui a été adopté et
confirmé par la Chambre.
Là, il s’agit bien de
politique ?
Oui, il ne s’agit pas seulement de concilier des points
de vue. Pour faire bouger les choses, il faut trouver des accords.
C’est évidemment autre chose que de jeter sur la table
des solutions toutes faites, sur lesquelles aucune majorité ne
peut se dégager. Cela requiert un travail en profondeur, qui
est souvent bien moins médiatique que les effets d’annonce… Mais
n’est-ce pas particulièrement ce que l’on pourrait
attendre du Sénat ?
En novembre 1999, Daniel Ducarme
vous a appelé à ses côtés à la
tête du parti…
A l’avant-veille de son élection à la
présidence, Daniel Ducarme m'a invité à l’accompagner
dans des sections pendant le week-end. Et, pendant le trajet, il
m’a demandé d’assumer les fonctions de chef de
cabinet.
Une fois encore, un travail enrichissant
au niveau politique ?
Une tâche de cet ordre n’est jamais facile,
mais j’ai beaucoup apprécié mon travail aux côtés
de Daniel Ducarme. Tout le monde était conscient de son flair
politique. Les observateurs connaissaient moins toutefois sa capacité de
vision : il avait déjà conçu le rapprochement
avec le FDF et le MCC au sein d’un unique mouvement réformateur.
Si vous relisiez son premier discours, rédigé de sa
propre main, comme toutes ses interventions importantes, et prononcé le
12 décembre 1999, vous verriez que la voie était toute
tracée, même si elle n’était pas encore
perceptible par le profane. J’ai aussi beaucoup apprécié sa
persévérance. Il s’est imposé à force
de travail et de talent. Il s’est aussi confirmé comme
un négociateur particulièrement habile, tant dans les
dossiers institutionnels que dans la refondation de notre mouvement
politique.
… puis au gouvernement
Mais, en entrant au gouvernement
fédéral, vous avez été forcé de
prendre du champ ?
Je lui suis pourtant resté proche, continuant à le seconder régulièrement.
Daniel apprécie le travail d’équipe : il aime «chasser
en meute». Il a aussi besoin de sonder régulièrement la
base de manière à se sentir soutenu dans son action : il n’a
pas attendu Jean Pierre Raffarin pour faire un «travail de proximité» !
J’ai fait partie de la petite équipe avec laquelle il a préparé la
création du mouvement réformateur. Je n’ai pas cessé de
lui monter des dossiers. C'est passionnant, vous savez ! J'ai pris plaisir à élargir
mes propres horizons à sa demande. J’ai continué à l’accompagner
sur le terrain, en Wallonie comme à Bruxelles. J'ai appris à apprécier
le contact des militants sans me borner aux frontières de ma circonscription électorale.
Vous l'expliquez, l’action
politique est complexe. Il ne suffit pas d'apporter une solution
clé sur porte. Il y a des limites aux moyens que l'on peut
mettre en oeuvre. Vous êtes néanmoins un optimiste
de nature ?
J’incline plutôt à voir le côté positif
des choses. Au demeurant, le tout est de distinguer le verre à moitié plein
du verre à moitié vide.
A la vue des impôts qui nous
frappent, vous arrivez encore à voir le verre à moitié plein
?
Plus que ça ! On se plaint souvent de nos impôts,
non sans raison. En 2001, une étude de la revue américaine Forbes
Global mesurant la pression fiscale sur les contribuables dans
une trentaine de pays l’avait encore confirmé : nous
arrivions en deuxième position, derrière les Français
! Le niveau de nos charges fiscales et parafiscales devait donc impérativement être
réduit ; j’y reviendrai.
Mais vous faites valoir que la réalité du
problème ne doit pas masquer d’autres aspects positifs,
comme ce que nous réalisons en termes de prospérité et
de bien-être ?
C'est clair ! Comme l’a observé la reine Paola
dans son interview du 11 septembre 2002, donnée à l’occasion
de son anniversaire, les Belges ont trop tendance à se sous-estimer.
Savez-vous que la Belgique figure au top 5 des 38 pays européens,
derrière le Luxembourg, la Suisse, l’Islande et la Norvège,
pour ce qui concerne le pouvoir d’achat relatif de la population
? C’est-à-dire ce que sa population peut s’offrir,
compte tenu de ses revenus disponibles et des prix en vigueur dans
notre pays ! Et si l’on tient compte de critères humains
plutôt que du seul niveau de richesse, tels que l’espérance
de vie, le taux d’alphabétisation ou la scolarisation,
nous gagnons encore une place. Dans le classement du Rapport
mondial sur le développement humain publié par
les Nations unies en août dernier, nous sommes quatrième
sur les 173 pays pris en considération, et deuxième
au sein de l’Union européenne, n’étant
devancés que par la Norvège, la Suède et le
Canada.
Pourtant on avance souvent que les
riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres…
C’est vrai que la répartition des richesses
est encore inégale. Il faut donc persévérer
dans nos efforts pour aider les plus défavorisés à progresser
davantage. Ceci dit, il suffit de comparer les images d’actualité de
l’après-guerre à celles de nos jours pour relativiser
le niveau actuel de misère. En un demi-siècle, avec
le développement de la sécurité sociale et de
notre économie, notre niveau de vie s’est considérablement
accru. Tout le monde en profite. Et pourquoi être envieux,
si l’ensemble de la population progresse ?
En Flandre, nos voisins du Nord sont
souvent cités en exemple. Ne s’en sortent-ils pas
mieux que nous ?
Tout y serait mieux ordonnancé que chez nous, entend-on
dire effectivement de temps à autre. Par exemple dans le domaine
de la création d’entreprise. Faux ! a expliqué l’année
dernière Unizo, l’union des classes moyennes flamande.
Pour créer une entreprise en Belgique, il faut 42 jours ouvrables
; ce délai est de 66 jours en France, de 68 aux Pays-Bas, et
de 90 en Allemagne. La proportion d’entrepreneurs dans la population
atteint chez nous 11,6 %, pour 10,2 % en Hollande. Quant au coût
de la création d’une entreprise, il s’élève
en moyenne à 2.382 dollars dans notre pays, pour 4.428 aux Pays-Bas.
Nous méconnaissons trop nos progrès
! Comme l’a souligné le Premier ministre dans sa déclaration
de politique fédérale du 8 octobre dernier, dans les
années nonante, la croissance affichée par la Belgique était
systématiquement inférieure à celle de nos voisins
du nord. Elle affiche ces dernières années des chiffres
identiques. Dans les années nonante, nous avions les déficits
budgétaires les plus élevés d’Europe.
Comparés à nos voisins, l’Allemagne, la France
et les Pays-Bas, nous sommes encore aujourd’hui le seul pays
qui atteint l’équilibre budgétaire. Dans les
années nonante, l’État dépensait en moyenne
52 % du revenu national. Ce chiffre est aujourd’hui de 48,5
% En 1998, le chômage en Belgique frappait encore 9,3 % de
la population active. A l’heure actuelle, les chiffres du chômage
sont toujours inférieurs d’un quart, et ils sont en
deçà de la moyenne européenne. Ça ne
veut pas dire qu’il n’y pas de problème, comme
le soulignait M. Verhofstadt. Mais voyons un peu plus ce qui va bien…
Tous pourris, les politiques ?
Revenons à la vie politique.
Vous avez pu noter que nos concitoyens ont du monde politique une
vision réductrice. «Tous pourris», les hommes
politiques, comme les patrons des multinationales ? L'éthique
n'est plus à la mode ?
Certes il y a de trop fréquentes confusions d’intérêt.
Et puis, la transparence est insuffisante. Faut-il pour autant en
conclure à une régression du sens moral ? D’où vient-on
? Oublie-t-on la vénalité des charges sous l’Ancien
Régime, la corruption organisée, Talleyrand, ministre
des Affaires étrangères, se faisant payer par l’Angleterre
pour conclure des traités ? Louis-Philippe, faisant don personnel à ses
enfants du patrimoine de la France ? Aujourd’hui tout est médiatisé :
de là ce sentiment de régression. En réalité,
j’en suis convaincu, l’éthique gagne du terrain,
tant dans le monde des affaires d’ailleurs que dans le monde
politique. Ce qui n’empêche qu’il y ait encore
beaucoup à faire…
On peut comprendre cette vision dans
le chef de l'optimiste que vous êtes. Tout va donc si bien
? On aimerait vous croire...
L’optimisme ne débouche pas nécessairement
sur la naïveté, bien au contraire ! Et il ne fait pas
obstacle au volontarisme. J’ai la conviction que nous pouvons
avoir prise sur le cours des choses, pour autant que nous le voulions
vraiment et que nous y consacrions l’effort nécessaire.
Il est vrai que la possibilité de mener une action politique à long
terme suscite trop souvent le scepticisme. Mais je considère
pour ma part qu’une volonté politique ferme et durable
permet de réaliser des objectifs fondamentaux, même
si ceux-ci peuvent paraître hors de portée au départ.
Vous pouvez appuyer votre credo par
des exemples ?
Bien entendu. Songez par exemple au redressement de nos
finances publiques. Nous avons mis un point d’orgue à vingt
ans d’efforts en la matière : lorsque nous sommes arrivés
au gouvernement, nous avons rétabli l’équilibre
de notre budget, ce qui ne s’était pas vu depuis cinquante
ans ! Notre endettement, qui avait culminé à près
de 140 % du PIB, se rapproche de la barre des 100 % et devrait continuer à se
réduire grâce à «l’effet de boule
de neige inversé». Chaque année les charges
d’intérêts sur la dette se réduisent ainsi
substantiellement, ce qui libère autant de marges de manœuvre
pour réduire la fiscalité qui pèse sur les travailleurs,
pour améliorer les conditions de vie de nos concitoyens, pour
garantir les pensions des futurs retraités...
Bien sûr la croissance nous a aidés
; mais ce qui a compté avant tout, c’est, sauf entre
1988 et 1991, la détermination de toute une génération
de responsables qui, quelle que soit leur vision politique, se sont
unis pour atteindre ce résultat.
Cette même détermination à long
terme, anime-t-elle votre propre action aux Finances, ainsi que
celle du ministre Didier Reynders aux côtés duquel
vous travaillez ?
Bien évidemment. De toute évidence, le jour
où j’ai été nommé, j’ai compris
que la réalisation des objectifs qui m’étaient
assignés nécessiterait un effort continu sur plusieurs
années. C'est assez technique, évidemment, sur certains
points, mais les retombées pratiques sont réellement
intéressantes pour le citoyen. On peut analyser cela dans
le détail, si vous le voulez ?
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